Sur le travail de Donigan Cumming
En étudiant le travail de Donigan Cumming (photographe et vidéaste canadien) nous constatons qu'il opère de nombreux déplacements entre la réalité et la fiction qui engendrent des effets comiques. Je vais tenter dans ce texte un début de réflexion autour de cette observation.
Le fait que Cumming fasse re-jouer, dans ses vidéos, à ses acteurs leur propre rôle de leur vie quotidienne me semble particulièrement intéressant. En effet, en ayant recours à ce processus Cumming glisse, à mon sens, de manière subtile entre la réalité et la fiction et vice-versa. Cette stratégie de renversement me paraît être un excellent moyen pour aller plus loin que le “faire semblant” et ouvre de nombreux espaces de réflexions sur le réel. Dès lors, la fiction, pour Cumming, est un possible et non une fin. Par ailleurs, la réalisation de tels allers et retours demande, me semble-t-il , une grande rigueur pour ne pas se perdre et tomber dans le pathétique ou la farce. Durant mon entretien avec lui, nous avons d'ailleurs discuté sur l'importance de développer un travail rigoureux et de manière responsable sans pour se prendre au sérieux. Voilà peut-être pourquoi nous pouvons rire – pourquoi j'ai ris – en regardant les courts-métrages de Cumming même s'il montre la souffrance quotidienne des protagonistes de ses vidéos. Pourtant, j'ai une difficulté immense à regarder des images représentant la souffrance et plus particulièrement la souffrance physique. C'est probablement parce qu'elle est réservée au vivant. La souffrance ne serait-elle donc pas une affaire si sérieuse ? C'est vrai qu'il est fréquent que le diminué s'amuse plus volontiers de ses maux que son entourage. Par conséquent, la souffrance serait-elle l'affaire de l'autre, du non souffrant ? Deleuze disait, avec d'autres mots, que c'est le malade qui est le bon vivant parce que lui seul connaît la fragilité de la vie. On peut donc se demander quelle place tient le spectateur devant les films de Cumming. En nous montrant la décrépitude du vivant, il nous propose peut-être, le temps de la projection, la place confortable du mort. Au fond, les fictions de Cumming nous ramènent à la banalité du cycle de la vie et la manière radicale avec laquelle il traite ce sujet nous autorise à penser que la mort n'est, vraisemblablement, pas si tragique en comparaison à la caducité en devenir de l'être humain. Brel (1977) chantait d'ailleurs “mourir cela n'est rien, mourir la belle affaire, mais vieillir, ô vieillir !”
J'aimerais revenir ici au rire et plus particulièrement au rire paradoxal provoqué par les vidéos de Cumming. Afin de faire avancer ma réflexion, je tiens à retranscrire, dans les lignes qui vont suivre, une longue citation de Bergson (1940), qui, selon moi, pourrait m'aider à éclaircir et à enrichir mon propos. :
Ce que la vie et la société exigent de chacun de nous, c'est une attention constamment en éveil, qui discerne les contours de la situation présente, c'est aussi une certaine élasticité du corps et de l'esprit, qui nous mette à même de nous y adapter. Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l'une de l'autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement défauts au corps ? ce sont les accidents de tout genre, les infirmités, la maladie. A l'esprit ? ce sont tous les degrés de la pauvreté psychologique, toutes les variétés de la folie. Au caractère enfin ? vous avez les inadaptations profondes à la vie sociale, sources de misère, parfois occasions de crime. Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de l'existence (et elles tendent à s'éliminer elles-mêmes dans ce qu'on a appelé la lutte de la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec d'autres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre ; elle tient à vivre bien. Ce qu'elle a maintenant à redouter, c'est que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne l'essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à l'automatisme facile des habitudes contractées. Ce qu'elle doit craindre aussi, c'est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui s'inséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d'adaptation réciproque. Toute raideur de caractère, de l'esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu'elle est le signe possible d'une activité qui s'endort et aussi une activité qui s'isole, qui tend à s'écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d'une excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisqu'elle n'est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l'inquiète, mais à titre de symptôme seulement, – à peine une menace, tout au plus un geste. C'est donc par un simple geste qu'elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par crainte qu'il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités d'ordre accessoire qui risqueraient de s'isoler et de s'endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Le rire ne relève donc pas de l'esthétique pure, puisqu'il poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général. Il a quelque chose d'esthétique cependant puisque la comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des oeuvres d'art. En un mot, si l'on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se châtient elles-mêmes par leurs conséquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d'émotion et de lutte, dans une zone neutre où l'homme se donne simplement en spectacle à l'homme, une certaine raideur du corps, de l'esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment. (pp. 14 à 16)
Toutefois, Bergson ne se limite pas, dans la suite de son ouvrage, à faire du rire une stratégie du “juste milieu” pour garder un certain équilibre social et individuel, et va plus loin dans ses investigations sur cette problématique. D'autre part, si de prime abord, le rire provoqué par la vision des acteurs de Cumming pourrait être catalogué comme émanant d'un désir de protection individuelle ou sociale par la personne qui le produit, je pense qu'il ne se résume pas à cela. En effet, notre rire ne suffira pas à remettre sur le droit chemin les désespérés qui nous font face, ils ne nous entendent pas, nous sommes livrés devant eux dans une totale impuissance, une impossibilité d'agir. Les images proposées nous renvoient sans détour à notre fin. Nous sommes des possibles certes, mais égrotants, et nous nous dirigeons inexorablement vers une certaine raideur, un certain manque de mouvement physique et/ou psychique. Nous pouvons donc dire, qu'à plus ou moins long terme, nous sommes tous risibles et notre déchéance ne fait qu'engendrer du comique. Dès lors, l'aboutissement de cette décrépitude qu'est la mort ne serait-elle pas l'extrême du comique ? Si tant est que la mort n'est pas risible dans les usages, elle comporte néanmoins de nombreux éléments qui la rendent comique en droit.
Références bibliographiques :
Bergson, H. (2004). Le rire. Paris : Quadrige/PUF. (Original publié 1940)
Brel, J. (1977). Vieillir [LP]. Les Marquises, 3, Barclay, 96.010
Deleuze, G. (1996), L'Abécédaire de Gilles Deleuze [VHS]. Vidéo Editions Montparnasse
En étudiant le travail de Donigan Cumming (photographe et vidéaste canadien) nous constatons qu'il opère de nombreux déplacements entre la réalité et la fiction qui engendrent des effets comiques. Je vais tenter dans ce texte un début de réflexion autour de cette observation.
Le fait que Cumming fasse re-jouer, dans ses vidéos, à ses acteurs leur propre rôle de leur vie quotidienne me semble particulièrement intéressant. En effet, en ayant recours à ce processus Cumming glisse, à mon sens, de manière subtile entre la réalité et la fiction et vice-versa. Cette stratégie de renversement me paraît être un excellent moyen pour aller plus loin que le “faire semblant” et ouvre de nombreux espaces de réflexions sur le réel. Dès lors, la fiction, pour Cumming, est un possible et non une fin. Par ailleurs, la réalisation de tels allers et retours demande, me semble-t-il , une grande rigueur pour ne pas se perdre et tomber dans le pathétique ou la farce. Durant mon entretien avec lui, nous avons d'ailleurs discuté sur l'importance de développer un travail rigoureux et de manière responsable sans pour se prendre au sérieux. Voilà peut-être pourquoi nous pouvons rire – pourquoi j'ai ris – en regardant les courts-métrages de Cumming même s'il montre la souffrance quotidienne des protagonistes de ses vidéos. Pourtant, j'ai une difficulté immense à regarder des images représentant la souffrance et plus particulièrement la souffrance physique. C'est probablement parce qu'elle est réservée au vivant. La souffrance ne serait-elle donc pas une affaire si sérieuse ? C'est vrai qu'il est fréquent que le diminué s'amuse plus volontiers de ses maux que son entourage. Par conséquent, la souffrance serait-elle l'affaire de l'autre, du non souffrant ? Deleuze disait, avec d'autres mots, que c'est le malade qui est le bon vivant parce que lui seul connaît la fragilité de la vie. On peut donc se demander quelle place tient le spectateur devant les films de Cumming. En nous montrant la décrépitude du vivant, il nous propose peut-être, le temps de la projection, la place confortable du mort. Au fond, les fictions de Cumming nous ramènent à la banalité du cycle de la vie et la manière radicale avec laquelle il traite ce sujet nous autorise à penser que la mort n'est, vraisemblablement, pas si tragique en comparaison à la caducité en devenir de l'être humain. Brel (1977) chantait d'ailleurs “mourir cela n'est rien, mourir la belle affaire, mais vieillir, ô vieillir !”
J'aimerais revenir ici au rire et plus particulièrement au rire paradoxal provoqué par les vidéos de Cumming. Afin de faire avancer ma réflexion, je tiens à retranscrire, dans les lignes qui vont suivre, une longue citation de Bergson (1940), qui, selon moi, pourrait m'aider à éclaircir et à enrichir mon propos. :
Ce que la vie et la société exigent de chacun de nous, c'est une attention constamment en éveil, qui discerne les contours de la situation présente, c'est aussi une certaine élasticité du corps et de l'esprit, qui nous mette à même de nous y adapter. Tension et élasticité, voilà deux forces complémentaires l'une de l'autre que la vie met en jeu. Font-elles gravement défauts au corps ? ce sont les accidents de tout genre, les infirmités, la maladie. A l'esprit ? ce sont tous les degrés de la pauvreté psychologique, toutes les variétés de la folie. Au caractère enfin ? vous avez les inadaptations profondes à la vie sociale, sources de misère, parfois occasions de crime. Une fois écartées ces infériorités qui intéressent le sérieux de l'existence (et elles tendent à s'éliminer elles-mêmes dans ce qu'on a appelé la lutte de la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec d'autres personnes. Mais la société demande autre chose encore. Il ne lui suffit pas de vivre ; elle tient à vivre bien. Ce qu'elle a maintenant à redouter, c'est que chacun de nous, satisfait de donner son attention à ce qui concerne l'essentiel de la vie, se laisse aller pour tout le reste à l'automatisme facile des habitudes contractées. Ce qu'elle doit craindre aussi, c'est que les membres dont elle se compose, au lieu de viser à un équilibre de plus en plus délicat de volontés qui s'inséreront de plus en plus exactement les unes dans les autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de cet équilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui suffit pas, elle voudrait un effort constant d'adaptation réciproque. Toute raideur de caractère, de l'esprit et même du corps, sera donc suspecte à la société, parce qu'elle est le signe possible d'une activité qui s'endort et aussi une activité qui s'isole, qui tend à s'écarter du centre commun autour duquel la société gravite, d'une excentricité enfin. Et pourtant la société ne peut intervenir ici par une répression matérielle, puisqu'elle n'est pas atteinte matériellement. Elle est en présence de quelque chose qui l'inquiète, mais à titre de symptôme seulement, – à peine une menace, tout au plus un geste. C'est donc par un simple geste qu'elle y répondra. Le rire doit être quelque chose de ce genre, une espèce de geste social. Par crainte qu'il inspire, il réprime les excentricités, tient constamment en éveil et en contact réciproque certaines activités d'ordre accessoire qui risqueraient de s'isoler et de s'endormir, assouplit enfin tout ce qui peut rester de raideur mécanique à la surface du corps social. Le rire ne relève donc pas de l'esthétique pure, puisqu'il poursuit (inconsciemment, et même immoralement dans beaucoup de cas particuliers) un but utile de perfectionnement général. Il a quelque chose d'esthétique cependant puisque la comique naît au moment précis où la société et la personne, délivrés du souci de leur conservation, commencent à se traiter elles-mêmes comme des oeuvres d'art. En un mot, si l'on trace un cercle autour des actions et dispositions qui compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se châtient elles-mêmes par leurs conséquences naturelles, il reste en dehors de ce terrain d'émotion et de lutte, dans une zone neutre où l'homme se donne simplement en spectacle à l'homme, une certaine raideur du corps, de l'esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possibles. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment. (pp. 14 à 16)
Toutefois, Bergson ne se limite pas, dans la suite de son ouvrage, à faire du rire une stratégie du “juste milieu” pour garder un certain équilibre social et individuel, et va plus loin dans ses investigations sur cette problématique. D'autre part, si de prime abord, le rire provoqué par la vision des acteurs de Cumming pourrait être catalogué comme émanant d'un désir de protection individuelle ou sociale par la personne qui le produit, je pense qu'il ne se résume pas à cela. En effet, notre rire ne suffira pas à remettre sur le droit chemin les désespérés qui nous font face, ils ne nous entendent pas, nous sommes livrés devant eux dans une totale impuissance, une impossibilité d'agir. Les images proposées nous renvoient sans détour à notre fin. Nous sommes des possibles certes, mais égrotants, et nous nous dirigeons inexorablement vers une certaine raideur, un certain manque de mouvement physique et/ou psychique. Nous pouvons donc dire, qu'à plus ou moins long terme, nous sommes tous risibles et notre déchéance ne fait qu'engendrer du comique. Dès lors, l'aboutissement de cette décrépitude qu'est la mort ne serait-elle pas l'extrême du comique ? Si tant est que la mort n'est pas risible dans les usages, elle comporte néanmoins de nombreux éléments qui la rendent comique en droit.
Références bibliographiques :
Bergson, H. (2004). Le rire. Paris : Quadrige/PUF. (Original publié 1940)
Brel, J. (1977). Vieillir [LP]. Les Marquises, 3, Barclay, 96.010
Deleuze, G. (1996), L'Abécédaire de Gilles Deleuze [VHS]. Vidéo Editions Montparnasse